D’une organisation discrétionnaire à un nouveau mode incontournable de travail
Depuis la crise sanitaire, le télétravail a changé de statut. Il était, avant 2020, une modalité d’organisation destinée à des salariés autonomes. C’était d’ailleurs inscrit dans ses principes, et il restait majoritairement l’apanage des cadres ou des consultants. De plus, beaucoup de directions se montraient méfiantes envers une organisation du travail qui ne permettait pas de bien contrôler, voire de surveiller les salariés.
Nécessité faisant loi, la « distanciation sociale » imposée pendant la crise sanitaire a contraint les salariés des fonctions tertiaires à adopter massivement le télétravail et les outils digitaux afférents : ressources partagées, visioconférences, réseaux sociaux d’entreprise, outils de clavardage, etc.
Trois ans après le premier confinement, dans les activités qui le permettent, le télétravail est en passe de devenir la modalité principale d’organisation. Nombre de nos clients du secteur des services ont un taux d’adoption moyen par salarié qui se rapproche en effet des trois jours télétravaillé par semaine, et certains entrent même en négociation pour ouvrir la possibilité d’un quatrième jour.
Une demande des salariés et des Directions avec des finalités différentes
Mettre en œuvre le télétravail répond à la demande de nombreux salariés comme des directions, et nous savons bien qu’il résout des difficultés concrètes :
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Côtés salariés :
Il permet une meilleure conciliation entre vie professionnelle et personnelle, il réduit les problèmes de transports qui sont l’un des principaux facteurs de tension liés au travail.
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Côtés employeurs :
Il présente également de nombreux avantages. Citons les économies qu’il permet de réaliser sur les espaces de travail (projets de Flex-office) et l’amélioration de la « marque employeur ». Il est en effet impossible de recruter certains profils dits « en tension » sans offrir la possibilité de télétravailler.
Mais rappeler ces réalités n’épuise pas le débat. Les missions que nous réalisons auprès de nos clients mettent en évidence d’autres aspects du télétravail, plus discrets, qui ne nous semblent pas suffisamment mis en discussion par les acteurs du terrain.
Le télétravail relègue les missions les plus ingrates à domicile
Un point d’interrogation émerge en particulier de plusieurs questionnaires que nous avons administrés chez nos clients dans le cadre de nos missions d’expertise.
Les résultats ont en effet régulièrement montré une corrélation entre le fait de beaucoup télétravailler et celui d’occuper un poste jugé, par les salariés eux-mêmes, comme de faible autonomie : gestion, traitement de dossiers, relation client, etc. À rebours du consensus précédent sur l’éligibilité au travail à distance, dans les études que nous avons conduites, moins on est autonome dans son activité… plus on souhaite télétravailler, aussi bien du point de vue du salarié que de celui de l’entreprise.
Il est tentant de détecter ici un renoncement à discuter du contenu des activités, un aveu d’impuissance sur les procédures, et un nouveau compromis qui consiste à dire que, certes, on ne peut pas agir sur le travail, mais qu’au moins cela se passe chez soi. Chez soi… donc en silence.
Le télétravail deviendrait ainsi une modalité de mise à l’écart, voire d’invisibilisation du travail : « cachez cette production que plus personne ne veut voir, dont nous renonçons collectivement à améliorer les conditions pratiques ! »
Travail à distance et travail en présentiel : deux activités distinctes du travail
Cette invisibilisation est renforcée par un discours dont nous observons qu’il se généralise : « on ne vient pas au bureau pour faire la même chose qu’à distance ». Il s’accompagne de la promotion des « espaces dynamiques », « lieu de créativité » et autres « modules de connectivité » dans les locaux des entreprises, qui prennent ainsi acte de « nouveaux usages » pour le travail en présence.
Il n’est toutefois pas aisé de comprendre comment les directions concilient cette vision du travail qui valorise davantage la coopération et les échanges… avec des exigences de plus en plus élevées sur la productivité et la quantité de dossiers traités. Rien n’est venu en effet atténuer l’importance de cette production désormais réalisée dans un cadre solitaire et autonome, à la maison et pas sur le lieu du travail.
Ces paradoxes ne sont qu’apparents. Il y aurait en effet non pas une, mais deux activités distinctes de travail : celle de production, forcément un peu honteuse et renvoyée dans la sphère semi-privée du télétravail, et celle de communication et de « connectivité », pour laquelle les espaces professionnels sont désormais censés être conçus.
Plus précisément, le télétravail participe, dans certains cas que nous observons dans nos missions, à distinguer deux formes de coopération au travail :
- Celle, « entre humains » et en présence, qui serait l’apanage des chefs de projets et des managers,
- Celle, très encadrée par des process et autres workflows, qui serait le lot de télétravailleurs peu autonomes.
Le salarié est de plus en plus vu comme un intra-auto-entrepreneur
Cette transformation ne fait par ailleurs que poursuivre une tendance déjà ancienne. Déjà « acteur de sa formation » avec le CPF, « acteur de sa performance » avec les nouvelles méthodes lean/agile, « acteur de son parcours professionnel » face à une « offre de mobilité », il devient acteur de son organisation quotidienne, architecte de son environnement de travail, responsable de sa « connectivité » aux autres membres du collectif numérique décentralisé.
Cette évolution porte en soi le risque d’une modification rampante de la relation contractuelle employeur-employé, du salariat vers l’externalisation du travail sur un modèle du prestataire « à la tâche ».
En résumé, il est temps de réfléchir aux impacts concrets d’un télétravail qui se généralise.
Le télétravail ou l’arbre qui cache la forêt
Les entretiens que nous conduisons au cours de nos missions font émerger que le télétravail permet, à côté d’une meilleure conciliation entre vie professionnelle et personnelle, une mise à distance de situations jugées stressantes ou pénibles. Il permet de se préserver d’un collectif qui dysfonctionne, d’un management découplé du réel ou d’une culture d’entreprise qui agace. La demande des salariés pour le travail à distance est ainsi très forte.
Mais la légitimité et la force de cette demande ne doivent pas dissimuler les difficultés induites par le télétravail ni les transformations qui, à bas bruit, pourraient modifier la relation employeur / employé.
Une position complexe pour les représentants du personnel
La tâche est complexe pour des représentants du personnel qui souhaiteraient dépasser le discours angélique sur le télétravail, et se retrouveraient ainsi en position de porte-à-faux vis-à-vis de salariés qui ont de nombreuses raisons d’adhérer à cette modalité.
Nos expertises tentent de faire émerger, dans chaque situation particulière, les termes concrets de ce débat. Cela permet aux représentants du personnel de prévoir les effets à long terme du télétravail. S’il est incontestablement une solution de court terme à bien des problèmes rencontrés par les salariés, il n’est pas pour autant complètement neutre pour les conditions de travail à moyenne échéance.
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